Les Tatars de Crimée commémorent dimanche dans un climat de tension les 70 ans de leur déportation par Staline. La mémoire de cette tragédie a été ravivée après le rattachement en mars dernier de la péninsule ukrainienne à la Russie.
Signe que cet anniversaire se déroule dans un contexte de malaise sans précédent, le Medjlis (l’assemblée des Tatars de Crimée) a annulé au dernier moment le grand rassemblement traditionnel prévu dans le centre de Simféropol, la capitale de la Crimée, auquel devaient participer quelque 40’000 personnes.
Une décision contrainte par la publication vendredi d’un décret interdisant toute «action de masse» en Crimée jusqu’au 6 juin, les autorités de Crimée affirmant redouter des «provocations».
De petites cérémonies seront toutefois célébrées à travers la ville et notamment à la gare et dans un parc de Simféropol. Une prière pour les victimes de la déportation débutera en fin de matinée.
Harcèlements et persécutions
«C’est le jour le plus important pour les Tatars de Crimée et les autorités locales ont peur», a déclaré cette semaine le leader historique des Tatars Moustafa Djemilev. Cet ancien dissident et député du Parlement ukrainien qui a dénoncé «l’annexion» de la Crimée par la Russie est interdit d’entrée dans la péninsule et ses partisans sont menacés de poursuites pour «extrémisme».
L’ONU a dénoncé vendredi «le harcèlement» et les «persécutions» visant les Tatars de Crimée, notant que plusieurs milliers d’entre eux étaient «devenus des déplacés à l’intérieur de l’Ukraine», dans un rapport condamné par Moscou.
Chasse aux Tatars
Alors qu’il constituait une des principales communautés de la Crimée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ce peuple turcophone a été déporté en 1944 par le régime soviétique soucieux de «nettoyer» la péninsule de ses «éléments hostiles».
«La version officielle soviétique accusait les Tatars de Crimée d’avoir collaboré avec l’occupant allemand. On les présentait comme ‘politiquement peu fiables’», explique Elvedine Tchoubarov, historien tatar.
Approuvée par Staline, la déportation commence dans la nuit du 18 mai 1944. Munis de listes d’adresses, des milliers de soldats se déploient dans la péninsule à la recherche des familles tatares, qui n’ont que quelques minutes pour rassembler biens et provisions. Les déportés sont entassés dans des wagons à bestiaux à destination de la Sibérie et de l’Asie centrale. Pour la plupart, la destination finale sera l’Ouzbékistan. En trois jours, l’opération est achevée: plus de 190’000 personnes sont expulsées de leur terre natale.
Sur place, les Tatars sont assignés à demeure dans des foyers d’hébergement et servent de main-d’œuvre dans les industries et les fermes d’Etat dans des conditions souvent très rudes. Après le voyage auquel beaucoup n’ont pas survécu, le climat, le manque de nourriture et la propagation rapide des maladies ont décimé près de 45% des déportés, selon les sources tatares.
«Détatarisation»
En Crimée, on procède dans le même temps à la «détatarisation» de la péninsule. Les noms des localités sont pour la plupart russifiés et les monuments tatars transformés en musées. Le déficit de main-d’oeuvre dans cette région agricole est progressivement comblé par l’arrivée de familles russes et ukrainiennes.
Lorsque Nikita Khrouchtchev «offre» la Crimée à l’Ukraine en 1954, les traces de l’ancienne présence tatare ont quasiment disparu. Ce n’est qu’en 1967, quatorze ans après la mort de Staline, qu’un décret annule les accusations portées contre les Tatars de Crimée. Mais ils ne rentreront qu’à la fin des années 1980, au moment du démantèlement de l’Union soviétique (1991), dans une Ukraine qui devient alors indépendante et qui est peu soucieuse de leur sort.
Les Tatars représentent aujourd’hui 12% de la population de la péninsule, soit près de 270’000 personnes contre 1% dans les années 1980. Après le rattachement de la Crimée à la Russie, Moscou cherche à les courtiser. Vladimir Poutine a signé un décret de réhabilitation. Mais «cette décision n’a provoqué chez les gens qu’un sourire ironique», selon Moustafa Djemilev.
(ats/Newsnet)